LE DROIT FRANÇAIS DE L’EXPERTISE En matière civile par Eliza Chazel, Juriste, Elève-avocat Haute Ecole des Avocats Conseils de la Cour d’Appel de Versailles
LE DROIT FRANÇAIS DE L’EXPERTISE
En matière civile
PLAN :
I. Les conditions préalables à la désignation du technicien
II. La territorialité des mesures d’instruction
III. La procédure de désignation d’un l’expert
A.A titre incident
B.A titre principal
IV. La décision du juge
A.Liberté du juge
B.Contestation de la décision
V. La consignation
VI. L’exécution de l’expertise
I. Les conditions préalables à la désignation du technicien
Par principe, les parties ont la charge d’alléguer et de prouver les faits propres à fonder leurs prétentions (articles 6 et 9 du Code de procédure civile (CPC)).
Cependant, il ressort clairement de l’article 146 du CPC que l’expertise n’est pas là pour corriger la carence des parties dans l’administration de la preuve.
Ainsi, la partie qui demande une mesure d’instruction doit démontrer qu’elle a fait tout ce qui était en son pouvoir pour établir le bien fondé de sa prétention mais que cela n’a pas suffit.
Toute mesure d’instruction doit être légale, utile et pertinente.
Article 143 du CPC
« Les faits dont dépend la solution du litige peuvent, à la demande des parties ou d’office, être l’objet de toute mesure d’instruction légalement admissible. »
Article 144 CPC
« Les mesures d’instruction peuvent être ordonnées en tout état de cause, dès lors que le juge ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer. »
Les parties ne disposent pas d’un droit acquis à obtenir la mesure d’instruction.
Le juge apprécie souverainement sa nécessité et son opportunité.
Cependant, ce principe de liberté pour le juge comporte quelques exceptions.
Dans plusieurs cas, la loi impose au juge de recourir à une mesure d’instruction, soit à la demande des parties, soit même d’office :
A la demande des parties :
En matière de partage avec un mineur (article 466 du Code civil (CC)) ;
En matière de contestation relative à des travaux sur un mur mitoyen (article 662 du CC) ;
En matière d’estimation des immeubles en cas de partage judiciaire (article 824 du CC) ; etc.
D’office :
En matière de rescision de la vente d’un immeuble pour cause de lésion de plus des 7/12e dont la preuve nécessite un rapport commun de trois experts.
La jurisprudence a ajouté à ces exceptions légales, les cas dans lesquels les parties ne sont pas matériellement en mesure de procéder elles mêmes à des investigations :
En matière de transsexualisme (Cass. Ass. Plén. 11/12/1992, n°91-12.373) ;
En matière de subside (Cass. Civ. 1ère 04/07/2006, n°04-15.981) ; etc.
II. La territorialité des mesures d’instruction
Sous réserve qu’il soit compétent territorialement pour statuer sur le litige dont il est saisi, un juge peut donner à un technicien une mission qui pourra être exécutée en dehors de son ressort territorial.
L’hypothèse est plus compliquée lorsqu’il s’agit d’exécuter les mesures d’instruction à l’étranger.
Le juge français, ne peut pas en principe exercer ses pouvoirs à l’extérieur du territoire français, sauf si une convention européenne ou internationale l’y autorise :
Le Règlement (CE) du 28 mai 2001 n°1206/2001 met en place un mécanisme de transmission directe de juridiction à juridiction dans les Etats membres de l’Union européenne (sauf Danemark) ;
La Convention de La Haye du 18 mars 1970 ouvre la possibilité de faire rechercher directement dans le pays requis un élément de preuve par un « commissaire », qui peut être un expert, mais à la condition que cet Etat ait donné son autorisation.
A défaut de convention d’entraide signée avec le pays dans le lequel il est envisagé de procéder à une mesure d’instruction, ce sont les dispositions des articles 733 et suivants du CPC qui s’appliquent.
III. La procédure de désignation d’un expert
En principe, une mesure d’instruction ne peut être ordonnée qu’au cours d’une instance à laquelle elle demeurera attachée, à titre incident.
Cependant, le CPC permet aux parties d’introduire une action en justice uniquement pour obtenir d’un juge qu’il ordonne une mesure d’instruction à titre principal, alors même qu’aucun procès ne les oppose encore.
A. A titre incident
Les mesures d’instruction peuvent être ordonnées à tout moment aux cours de l’instance. (Attention, elles ne peuvent pas avoir lieu devant la Cour de cassation qui ne statue pas sur des questions de fait.)
En règle générale, la mesure d’instruction est ordonnée à la demande des parties.
La décision du juge qui ordonne une mesure d’instruction ne le dessaisit pas et ne suspend pas le cours de l’instance (article 153 du CPC).
B. A titre principal
L’article 145 du CPC donne la possibilité aux parties de demander à un juge qu’il ordonne une mesure d’instruction alors qu’aucun procès n’a encore été engagé.
C’est ce que l’on appelle la mesure in futurum.
L’article 145 du CPC pose deux conditions à sa mise en œuvre : l’existence d’un motif légitime ( 1 ) et l’absence de procès actuel ( 2 ).
( 1 ) La loi ne définit pas la notion de motif légitime et la Cour de cassation considère qu’elle relève de l’appréciation souveraine des juges du fond.
Cependant la Haute juridiction pose trois points de contrôle :
La mesure sollicitée doit être justifiée par la recherche ou la conservation d’une preuve qui pourrait être utilisée dans un procès futur. En pratique, il suffit que le demandeur justifie de la potentialité d’une action,
Le demandeur doit en outre établir la pertinence de sa demande en démontrant que les faits invoqués doivent pouvoir être invoqué dans un litige éventuel,
La jurisprudence ne va pas jusqu’à exiger du demandeur qu’il fasse le preuve du bien fondé de sa prétention future ;
La mesure sollicitée doit être utile c'est-à-dire susceptible d’améliorer la situation probatoire du demandeur ;
Les intérêts de la partie adverse doivent être pris en considération.
( 2 ) En principe, dès lors qu’une instance a été introduite sur le fond, une mesure d’instruction ne peut plus être ordonnée sur le fondement de l’article 145 du CPC.
D’après la Cour de cassation, la saisine du tribunal sur le fond s’apprécie à la date de la remise d’une copie de l’assignation au greffe de chacune des juridictions – fond et référé.
La jurisprudence admet cependant quelques dérogations au principe.
Elle considère que seule une action au fond interdit au juge des référés ou des requêtes de statuer sur le fondement de l’article 145 du CPC.
Ainsi, une instance en référé ou le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile ne fait pas obstacle à la mise en œuvre de l’article 145 du CPC.
Le juge compétent pour ordonner des mesures d’instruction sur le fondement de l’article 145 du CPC est le Président de la juridiction normalement compétente pour statuer au fond, sur le litige éventuel.
Cette règle s’applique aussi bien quant à la détermination de la juridiction territorialement compétente, qu’à celle compétente au regard de la matière.
On peut préciser que :
Devant le conseil de prud’hommes la compétence appartient à la formation de référé du conseil ;
Devant le tribunal d’instance, la demande doit être portée devant le juge d’instance ;
Le CPC ne prévoit pas que le juge de proximité puisse être saisi en référé ;
Le Président du tribunal de grande instance est compétent pour ordonner les mesures d’instruction lorsque les faits invoqués peuvent éventuellement constituer une infraction pénale.
Par dérogation au principe de la compétence territoriale, la jurisprudence admet une compétence concurrente du Président de la juridiction du lieu où doit être exécutée la mesure demandée.
La voie de la requête
Si le demandeur s’adresse au juge des requêtes, sa demande ne sera recevable que si l’effet de surprise ou de discrétion vis-à-vis de l’adversaire est une condition d’efficacité de la mesure d’instruction, éventuellement aussi lorsque l’adversaire ne peut être identifié à temps.
D’après la jurisprudence, une mesure d’instruction ne peut être ordonnée par voie de requête qu’à la double conditions qu’il ait été justifié de l’urgence de la mesure sollicitée et de l’existence de circonstances autorisant une dérogation au principe fondamental du contradictoire.
La voie du référé
Aux vues des conditions requises pour saisir par voie de requête, la saisine par voie de référé demeure en pratique la règle principale.
Le juge des référés est saisi par voie d’assignation qui n’a pas à être délivrée dans un certain délai.
En cas d’urgence, le juge des référés peut autoriser, sur requête, le demandeur d’assigner son adversaire dans la journée ou pour le lendemain à une heure précise (article 485 du CPC, référé dit « d’heure à heure »).
Par dérogation au principe selon lequel le juge des référés est saisi par voie d’assignation, il peut l’être aussi, devant le conseil de prud’hommes, par déclaration faite ou adressée par lettre recommandée au greffe du conseil.
Le délai de prescription, suspendu à compter de l’assignation en référé, ne reprend pas son cours à compter de l’ordonnance du juge qui statut sur le demande de mesure d’instruction, mais à l’expiration de la mission du technicien.
Attention, la saisine du juge par voie de requête n’interrompt pas la prescription.
IV. La décision du juge
A. Liberté du juge
Le juge à le choix entre les différentes mesures d’instruction définies par le CPC (constatations, consultations ou expertises) sachant que ce choix est limité « à ce qui est suffisant pour la solution du litige » en tenant compte de la difficulté et du coût (article 147 du CPC).
Article 263 du CPC
« L’expertise n’a lieu d’être ordonnée que dans le cas où des constations ou une consultation ne pourraient suffire à éclairer le juge »
Cependant, en pratique l’expertise domine.
L’article 143 du CPC limite la portée des mesures d’instruction aux seules questions de fait.
D’après l’article 232 du CPC, le juge peut commettre toute personne de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise.
Le juge est donc libre du choix de l’expert.
Il choisit la personne qui lui paraît la plus adaptée pour exercer la mission.
Le juge n’est pas tenu de désigner un expert inscrit sur une liste de cour d’appel ou encore ceux agréés par la Cour de cassation (ce n’est qu’à titre exceptionnel que la loi impose au juge une certaine catégorie d’experts, p. ex. : en matière de brevet d’invention).
Le juge peut s’il l’estime utile désigner plusieurs experts mais ce n’est qu’une faculté.
Le juge conserve sa liberté même lorsque la loi règlemente la profession d’expert (p. ex. les experts-comptables).
L’article 265 du CPC prévoit que la décision qui ordonne l’expertise doit :
Exposer les circonstances qui la rendent nécessaire et, s’il y a lieu, la nomination de plusieurs experts ;
Contenir le nom du ou des experts ;
Enoncer les chefs de la mission de l’expert ;
Impartir le délai dans lequel celui-ci devra donner son avis.
B. Contestation de la décision
La décision du juge peut être contestée. On distingue alors le cas où c’est la mesure d’instruction qui est contesté (on parle alors de voie de recours ( 1 )) et le cas où c’est le choix de la personne du technicien qui pose problème (on parle alors de récusation et de remplacement ( 2 )).
( 1 ) Voie de recours
a. contre une décision ordonnant une mesure d’instruction aux cours d’un procès
L’article 150 du CPC pose le principe que la décision qui ordonne ou modifie une mesure d’instruction n’est pas susceptible d’opposition.
De même, ce texte prévoit qu’elle ne peut être frappée d’appel ou de pourvoi en cassation indépendamment du jugement sur le fond que dans les cas spécifiés par la loi.
Le délai de recours courra donc à compter de la signification de cette dernière décision (sur le fond) et le recours devra viser les deux décisions successives.
La loi prévoit deux exceptions à cette prohibition (hypothèses dans lesquelles le recours immédiat est possible) :
Lorsque la décision est un jugement mixte (c'est-à-dire qu’elle tranche dans le dispositif une partie du principal et ordonne une mesure d’instruction) ;
Lorsqu’on se trouve dans le cas de l’article 272 du CPC qui vise uniquement les jugements qui ordonnent une mesure d’expertise.
Encore faut-il, pour que l’appel soit recevable, que l’appelant justifie d’un motif grave et légitime et obtienne l’autorisation du premier président de la Cour d’appel.
La Haute juridiction admet également la recevabilité d’un recours immédiat en cas d’excès de pouvoir (voie de fait commise par le juge quand celui-ci sort gravement des limites de ses attributions)
b. contre une décision prise sur le fondement de l’article 145 du CPC
Les décisions qui ordonnent en référé une mesure d’instruction sur le fondement de ce texte sont susceptibles d’appel immédiat.
Cependant, lorsque le juge des référés demeure saisi après avoir ordonné une mesure d’instruction, le règle de l’interdiction du recours immédiat de l’article 150 du CPC demeure applicable.
L’ordonnance sur requête peut faire l’objet d’une demande de rétractation par la partie à qui elle est opposée.
( 2 ) Récusation et remplacement
a. Récusation
Le technicien, en sa qualité d’auxiliaire de justice à l’obligation d’être impartial (principe du procès équitable qui impose une stricte neutralité).
Pour garantir cette impartialité, les parties peuvent demander la récusation du technicien en cas de suspections sérieuses.
L’article 234 du CPC prévoit que les techniciens peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges (sachant que la liste de l’article 341 du CPC n’est pas limitative). Cependant la procédure est différente.
La procédure de récusation des techniciens est prévue aux articles 234 et 235 du CPC.
La requête en récusation du technicien doit être déposée devant le juge chargé du contrôle. Elle doit intervenir, à peine d’irrecevabilité, avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation.
b. Remplacement
L’article 235 du CPC prévoit quatre causes qui justifient le remplacement du technicien :
Lorsque le technicien refuse la mission qui lui est confié ;
Lorsqu’il « existe un empêchement légitime » (p. ex. : le technicien se rend compte qu’il est récusable);
En cas de force majeure (p. ex. : la maladie) ;
Lorsque le technicien à manqué à ses devoirs (p. ex. : non respect de la confidentialité).
Le remplacement peut intervenir à la demande des parties ou d’office.
V. La consignation
Le juge qui ordonne l’expertise doit en outre fixer le montant d’une provision à valoir sur la rémunération de l’expert qui sera consignée au greffe de la juridiction.
Cette provision doit être aussi proche que possible de la rémunération définitive prévisible.
VI. L’exécution de l’expertise
Dès que la décision nommant l’expert est prononcé, le secrétaire de la juridiction lui en notifie par tout moyen une copie.
Dés que l’expert a reçu la copie, il doit sans délai, faire connaître au juge son acceptation.
par Elisa CHAZEL,juriste, Master 2 recherche Droit de l’Union Européenne, Paris Assas,
Master 1 Droit international et européen - parcours contentieux, Paris Nanterre,
Elève-avocat au Centre Régional de Formation Professionnelle des Avocats de Versailles
Haute Ecole des Avocats Conseils de la Cour d’Appel de Versailles (vom 17.2.2010) (vom 18.2.2010)